Pourquoi
un si long silence ?
Église,
pédophilie, abus sexuels et maltraitances
En quelques mois,
l’étendue du drame de la pédophilie dont sont coupables prêtres,
religieux, évêques et cardinaux éclate publiquement et se révèle
dans l’Église et la société. Mais apparaît aussi au grand jour
le fait que, systématiquement et partout, ce drame a été couvert
dans l’Église par le silence, par une véritable omertà1.
La révélation à
la fois de l’étendue dramatique des actes de pédophilie commis
par des prêtres ou religieux, avec toutes les souffrances dont ces
actes sont la cause, et du couvercle de silence mis par les
responsables de l’Église sur ce drame, ont suscité en moi un très
profond trouble. C’est ce trouble qui est à l’origine de la
réflexion critique ici développée. Je cherche à comprendre. Je
précise tout de suite que je ne m’interroge pas ici sur les causes
de ces pratiques pédophiles ou autres pratiques sexuelles déviantes
ou maltraitances. Je m’interroge sur le phénomène du silence de
l’Église, de cette omertà.
Le pape François
dit que ce silence coupable est lié au cléricalisme. Qu’est-ce à
dire ? Je pense qu’il a raison, et c’est cela que je cherche
à décoder.
L’ampleur du
drame de pratiques ecclésiales criminelles, qui s’est révélé en
Irlande, en Australie2
et en Pennsylvanie et tout récemment en Allemagne3,
entre autres, est un véritable choc : qui, croyants ou
incroyants, imaginait que cela était possible à ce niveau ? Il
est évident que cela ne va pas s’arrêter là. Il est clair aussi
qu’il ne s’agit pas seulement de pédophilie, même si c’est le
crime principal. Les agissements du cardinal McCarrick, l’ancien
archevêque de Washington, ne sont pas, principalement en tout cas,
de l’ordre de la pédophilie : celui-ci a usé de son autorité
religieuse et de la situation de faiblesse d’adultes
(essentiellement séminaristes et jeunes prêtres) pour les abuser
sexuellement. De même, en Irlande, au sujet de la maltraitance
exercée par les religieuses chez lesquelles étaient recluses les
mères célibataires et leurs enfants : ce n’était pas un
problème de pédophilie, mais de violence criminelle. En ce qui
concerne Marcial Maciel, fondateur des Légionnaires du Christ, il ne
s’agit pas non plus de pédophilie, mais de pratiques sexuelles
gravement déviantes. À cette liste de pratiques profondément
immorales avec leurs victimes, on peut ajouter certaines pratiques
sectaires dans l’Église, entre autres dans certains nouveaux
mouvements4.
Tous ces cas ont un élément commun : certains au plus haut
niveau savaient, mais n’ont pas voulu savoir et ont couvert les
coupables. Il s’agit là de dysfonctionnements graves.
L’événement
déclencheur de ma démarche est la lettre ouverte de Mgr Vigano,
ancien nonce aux États-Unis, au sujet du cardinal McCarrick, dans
laquelle il attaque directement le pape François, accusé d’avoir
protégé cet archevêque. Cette lettre mélange fait avérés,
silences délibérés et mensonges. Par-là, Vigano chercher à
déstabiliser le pape et demande publiquement sa démission. Dans ce
cas, ce qui est en jeu ce n’est pas la pédophilie, mais le silence
des responsables religieux qui savaient. Mais cette lettre est aussi
révélatrice des méthodes que n’hésitent pas à utiliser
certains hauts dignitaires de l’Église pour arriver à leurs
propres fins politiques au sein de l’Église. Récemment le
Financial Times (31 août), qui n’est pas accoutumé de
publier des articles concernant l’Église, a eu un titre choc :
« La guerre civile dans l’Église catholique ». Comment
comprendre ?
Mon
questionnement porte ainsi directement non sur les crimes de
pédophilie et abus sexuels eux-mêmes commis au sein de l’Église5,
mais sur l’omertà qui les a couverts, sur les raisons de cette
omertà, car c’est en cela principalement qu’il y a aujourd’hui
crise particulièrement grave dans l’Église. Ma question :
pourquoi, dans l’Église, cela est-il resté si longtemps caché,
pourquoi si longtemps a-t-on voulu le cacher ? ou plus
précisément encore quels sont les fonctionnent internes à l’Église
pouvant engendrer cette pratique perverse du silence et donc de la
complicité dans le crime ?
L’archevêque
de Strasbourg, Mgr Luc Ravel, a publié une lettre pastorale sur les
abus sexuels le 29 août 2018 : « Mieux vaut tard ». :
« Mieux vaut tard que jamais. On connaît ce proverbe efficace.
À sa façon, il relève ceux qui baissaient la tête et réveille
ceux qui baissaient les bras, les uns et les autres persuadés
d’avoir laissé passer le moment pour agir. Mais il indique aussi
qu’agir est nécessaire même s’il eût été mieux d’agir
avant l’inaction. [...] Cette façon énergique de penser qu’il
n’est jamais trop tard, même si c’est très tard, concerne avant
tout l’Église catholique en 2018 après les révélations (non
achevées) des abus sexuels commis par des prêtres catholiques au
sein même de leur ministère. » Il n’est certainement pas
trop tard. La question est cependant : pourquoi si tard ?
Pour rencontrer
cette question, il faut me, semble-t-il, distinguer plusieurs
éléments qui se croisent et se renforcent mutuellement. Certains
touchent toutes les institutions qui sont en lien avec des jeunes,
car la pédophilie est aussi présente, et sans doute plus qu’il
n’apparaît, dans les mouvements de jeunesse sans lien avec
l’Église, dans le milieu des sports, et évidemment au sein des
familles6.
Le crime de pédophilie est répandu à plus ou moins grande échelle
dans toutes les institutions en lien avec des enfants ou des jeunes
et ces institutions se protègent. Partout, il y a abus d’autorité
et utilisation perverse de la faiblesse des victimes, et c’est le
silence. l’Église est de ce point de vue une institution comme les
autres.
D’autres
éléments sont spécifiques à l’Église et favorisent à la fois
les délits sexuels et le silence ou la couverture donnée par les
évêques et supérieurs religieux à ces pratiques. Ce sont ces
éléments spécifiques que je cherche ici à analyser.
L’Église
comme institution
L’Église, à
tous les niveaux, est une institution, et comme toute institution
elle se protège : on sait, mais on ne veut rien dire, on ne
veut pas savoir, car cela porterait tort à l’image de
l’institution, en l’occurrence à l’image de l’Église, tant
parmi les fidèles que dans la société plus large. Ce silence
s’appuie sur des réseaux internes de complicités : cela est
apparu très clairement au Chili. Or l’Église, dans ses acteurs
institutionnels, tient à son image de gardienne de l’ordre moral
de la société et à l’influence qu’elle veut avoir dans ce
domaine. Elle a peur de perdre son crédit social et culturel. Et
elle tient à son autorité sur les fidèles. Mais cette peur de voir
le problème et de le reconnaître, peur de le rendre public, en
mettant un couvercle sur la réalité, a un effet exactement
contraire à celui recherché. Lorsque les choses éclatent au grand
jour en raison de processus externes à l’Église elle-même, en
particulier quand la justice civile et les journalistes s’en
mêlent, le discrédit est d’autant plus grand et brutal. C’est
ce qui apparaît manifestement aujourd’hui. Ces pratiques gravement
immorales, qui impliquent non seulement prêtres et religieux, mais
évêques et cardinaux, discréditent profondément dans l’opinion
publique et parmi les croyants le discours rigoriste que tient
l’Église, en particulier dans le domaine sexuel. Et plus largement
cette révélation brise la confiance en l’Église et conduit
certains catholiques à en prendre publiquement distance. Il y a ces
derniers temps et dans certains pays augmentation sensible de
personnes demandant à ce que leur nom soit rayé des registres de
baptême (phénomène de « débaptisation »). Le silence
voulu et organisé discrédite peut-être davantage l’Église comme
institution que les pratiques criminelles elles-mêmes.
Ce souci de l’image
a eu des conséquences dramatiques, en particulier la non-prise au
sérieux de la souffrance des victimes, l’incapacité à écouter
vraiment. Cela a eu pour effet aussi l’incapacité de prendre les
décisions qui s’imposent : on a discrètement déplacé les
prêtres ou religieux sans trop s’inquiéter de ce qu’ils
feraient à leur nouveau poste et sans prendre de véritables
sanctions, et surtout on a évité d’ébruiter la chose sans
dénoncer ces coupables à la justice civile. Sans doute aussi,
nombre d’évêques ou supérieurs religieux n’étaient pas
conscients (pas plus que les fidèles) de l’étendue du problème
(c’était seulement un cas malheureux chez nous, mais on n’en
parlait pas avec d’autres évêques ou supérieurs). Et quand les
choses remontaient jusqu’à Rome (dans quelle proportion ?) :
surtout pas de bruit ! Personne sans doute ne se doutait de
l’étendue du drame tel qu’il se révèle aujourd’hui.
Le caractère
proprement ecclésial de la crise
Il y a une autre
dimension institutionnelle, une dimension proprement ecclésiale, qui
renforce le problème de la gestion de la pédophilie et des crimes
sexuels au sein de l’Église. Je pense qu’il faut mettre en
évidence trois volets de ce problème institutionnel proprement
ecclésial.
– La
sacralisation du prêtre entretenue par l’Église (la symbolique de
la liturgie d’ordination est très expressive à cet égard par ses
références au culte du Temple, références atténuées cependant
dans le rituel promulgué par Paul VI par rapport au rituel
préconciliaire), figure d’autorité intouchable. Le prêtre
sacralisé est représentant de Dieu, il est, dit le rituel
d’ordination, « configuré au Christ, Prêtre souverain et
éternel » et par là revêtu de son autorité. Il inspire
confiance et respect. Le clergé dans l’Église catholique a été
institué de fait en une caste intouchable, cumulant les privilèges
de l’honorabilité sociale et religieuse, du respect dû et du
pouvoir. De ce fait, l’immense majorité des personnes concernées
se sont tues : elles n’ont pas osé en parler, d’autant plus
qu’elles craignaient que la honte repose sur elles. Quand, une
minorité a essayé de se faire entendre, on n’a pas voulu les
croire, ou on n’a pas voulu entendre. Et quand malgré tout les
faits se sont avérés, on a cherché à ce que les victimes se
taisent, quitte à acheter leur silence. Cela a très largement
contribué au masquage du problème et du drame.
– Le
cléricalisme dénoncé par François (mais va-t-il assez loin ?) :
le système d’autorité dans l’Église est exclusivement porté
par des prêtres hommes célibataires, exerçant à temps plein et
ordonnés à vie, ce statut contribuant à la sacralisation. Sans
doute, ce statut du prêtre placé sur un piédestal est-il pour le
moins profondément érodé dans nos régions, et son autorité est
mise en cause. Il reste qu’il a de fait le pouvoir. Les exemples ne
manquent pas de paroisses où un curé avait suscité une équipe
dynamique de laïcs dans le sens d’une vraie coresponsabilité, et
un nouveau curé est nommé qui affirme clairement que c’est lui
qui est le curé et qu’il est seul à décider. En quelques mois,
pratiquement tous les laïcs impliqués désertent la paroisse. Il y
a là clairement abus de pouvoir précisément parce que le prêtre
localement a le pouvoir et lui seul. Et les plaintes adressées au
responsable régional (doyen ou autre) et à l’évêque restent
sans aucun effet. Les laïcs en général et les femmes en
particulier sont exclus de la gestion du problème suscité par la
pédophilie ou abus sexuels commis par des prêtres, comme d’ailleurs
ils sont exclus de toutes les grandes questions au sein de l’Église :
Humanae Vitae en a été un exemple éloquent. D’où
l’incapacité de mesurer la profondeur et l’ampleur du drame. Il
s’agit donc de reposer radicalement la question de l’autorité,
du pouvoir et donc des ministères dans l’Église : le drame
révèle les effets destructeurs pour l’ensemble de la communauté
chrétienne de cette forme sclérosée de ministère, quoi qu’il en
soit de la qualité humaine et de la sainteté de nombre de prêtres,
religieux ou évêques.
– Le fait que
tout ce qui concerne la sexualité a été objet de méfiance et de
déconsidération dans l’Église. Celle-ci, malgré les beaux
discours (la théologie du corps de Jean-Paul II), montre son
incapacité à prendre réellement en compte cette dimension qui
touche toute vie humaine. Ce couvercle mis sur cette dimension était
favorisé par le tabou de ce thème dans la société elle-même
marquée par un certain puritanisme très marquant au 19e
s. et jusqu’il n’y a pas si longtemps. Mais la société a changé
sur ce point ! Il est urgent que l’Église puisse ouvrir un
espace de libre débat et de réflexion dans ce domaine éthique
fondamental, débat dans lequel tous aient la voix. En lien avec
cela, la question du célibat imposé pour les prêtres et
l’exclusion des femmes par rapport au ministère et aux lieux réels
de pouvoir. Le célibat n’est pas l’explication ou la cause de la
pédophilie : il est un élément dans un ensemble et la
question doit être ouverte. Mais il y a aussi les questions autour
de l’homosexualité. Le pape en appelle à la synodalité,
c’est-à-dire à la participation de tous, à ce que tous aient
voix au chapitre, dans l’esprit de Vatican II auquel il se
réfère constamment.
Cette crise majeure
est aggravée du fait des conflits de pouvoir dans l’Église, au
sein de la curie (François l’a aussi dénoncé avec vigueur) et au
sein de certains épiscopats nationaux (aux États-Unis, par
exemple). Des coups bas, des déclarations publiques incendiaires,
des manœuvres masquées : tout semble permis pour déstabiliser
et discréditer le pape. La lettre ouverte de Vigano en témoigne,
qui mêle faits réels, mensonges délibérés, silences calculés,
soupçons sur les personnes… Certes François commet des erreurs,
la spontanéité de sa parole lui joue parfois de mauvais tours
(lorsqu’il déclare par exemple que les parents qui découvrent
l’homosexualité d’un de leurs enfants devraient consulter un
psychiatre, le psychiatre, par profession, ne traitant que de
maladies…). Mais il est une des seules grandes autorités morales
aujourd’hui. Et ses erreurs peuvent contribuer à ne pas idéaliser
son autorité.
Faire face à
la crise
Comment faire
face à un tel ébranlement, alors que seule la partie émergée de
l’iceberg apparaît aujourd’hui, et qu’il est évident que
d’autres faits vont apparaître au grand jour, qu’il y aura
d’autres révélations dans d’autres diocèses, dans d’autres
pays ? Comment affronter le phénomène de l’omertà qui a
joué à tous les niveaux de l’Église, et qui continue à jouer à
certains endroits ?
Il faut vouloir
aller jusqu’au bout de l’analyse de ce cancer qui ronge l’Église.
Dans sa lettre au peuple de Dieu, François déclare explicitement
qu’ « il est impossible d’imaginer une conversion de l’agir
ecclésial
sans la participation active de toutes les composantes du peuple de
Dieu. »
Cette
participation active a de nombreuses implications.
En ce qui
concerne la question précise de la pédophilie ou autres abus
sexuels dont sont coupable des prêtres, il faut inciter les victimes
ou leurs proches à s’adresser dès que possible à la justice. De
leur côté, les évêques ou supérieurs religieux informés doivent
transmettre les informations ou accusations à la justice civile ;
respecter et soutenir le travail de la justice et y collaborer
pleinement, sans chercher à s’en protéger. Des progrès
significatifs ont été faits en ce sens, avec l’appui très clair
de Rome, mais ce n’est pas le cas partout. L’Eglise en Belgique a
bien travaillé et est heureusement claire aujourd’hui à ce sujet
(y a-t-il cependant autant de clarté dans tous les ordres et
congrégations religieuses ?) : la Commission parlementaire
Adriaenssens « relative au traitement d'abus sexuels et de
faits de pédophilie dans une relation d'autorité, en particulier au
sein de l'Église » (2010-2011) a fait un excellent travail et
l’Église y a pleinement collaboré. Il en va de même dans
d’autres pays comme les Pays-Bas, mais c’est loin d’être le
cas partout. Et il faut se demander : pourquoi ces positions
claires et courageuses sont si récentes ? Pourquoi pas il y a
trente ou quarante ans ?
En ce qui
concerne la responsabilité des évêques et supérieurs religieux7,
il faut mettre en œuvre une véritable transparence. Le pape
François est très clair concernant cette exigence. La transparence
est aujourd’hui une exigence éthique pour tous les lieux de
pouvoir dans la société, et bien sûr dans l’Église. Il faut
affronter la question difficile de l’ouverture des archives des
diocèses ou des ordres religieux, afin que puisse être analysée la
façon dont les plaintes ont été gérées. Dans le contexte
présent, détruire une partie de ces archives peut être considéré
comme une faute grave, même si cela ne concerne pas directement la
pédophilie : le fait même de l’acte de destruction soulève
des soupçons. Mais cela suppose aussi une grande rigueur
déontologique : ces archives comportent de multiples
informations qui concernent la vie privée des personnes, avec des
informations qui n’ont rien à voir avec la question de la
pédophilie ou des abus sexuels.
Ce qui est
largement mis en cause aujourd’hui, ce n’est pas seulement le
fait dramatique de la pédophilie et autres abus sexuels eux-mêmes,
c’est le refus de prise de responsabilité de nombre d’évêques
et de Rome, c’est le silence par rapport à ce qu’ils savent,
entre autres sur d’autres confrères évêques : sur ce sujet,
a régné dans l’Église une véritable omertà. Les évêques
doivent être conduits à rendre compte publiquement (accountability)
de la façon dont ils ont traité les plaintes qui leur étaient
adressées. Dans ces circonstances, il est évident qu’il ne peut
appartenir à une commission constituée uniquement ou principalement
d’évêques d’évaluer la responsabilité ou l’irresponsabilité
des évêques mis en cause ; la présidence et les compétences
juridiques doivent nécessairement être non cléricales.
Il ne suffit sans
doute pas d’obtenir la démission des évêques impliqués :
ne devrait-il pas exister une procédure permettant à la fois de les
« réduire » à l’état presbytéral simple, tout en
les excluant de toute responsabilité ministérielle, ou dans les cas
les plus graves, prononcer la privation de l’état clérical (terme
utilisé actuellement par le droit canon à la place de réduction à
l’état laïc) ? Le cardinal McCarrick a été privé de son
statut de cardinal, mesure tout à fait exceptionnelle dans l’Église,
mais est-ce suffisant par rapport à la gravité des faits qui lui
sont reprochés ?
Un travail
théologique de fond est urgent
Il ne suffit pas
de dénoncer le cléricalisme qui est, comme le dit le pape, une des
causes majeures de la crise présente, et d’inviter à une
véritable conversion des cœurs et des esprits. Il faut poser les
questions portant sur les structures ecclésiales qui engendrent le
cléricalisme et le fondement théologique de ces structures.
François en appelé à « la participation active de toutes les
composantes du peuple de Dieu ». Comme théologien, par ce
travail je cherche à apporter une modeste réponse à cet appel. Je
ne prétends pas avoir toutes les réponses aux questions sur les
dérives criminelles au sein du clergé ni sur le silence de
l’Église, je ne prétends pas posséder la vérité dans mes
propositions, en particulier celles plus radicales qui portent sur
les ministères et les sacrements, je souhaite seulement apporter des
arguments réfléchis en vue d’un débat théologique vraiment
libre et qui donne la parole à tous, pas seulement les théologiens,
mais aussi les croyants sur la base de leur expérience de foi.
Il y a un lien
évident entre cléricalisme et ministères. La question des
ministères dans l’Église doit être reposée fondamentalement :
des travaux en ce sens existent (Schillebeeckx, par exemple). Je
pense que le pape devrait instituer une commission ayant la
possibilité de travailler cette question en toute liberté,
commission suffisamment représentative du peuple de Dieu. Un synode,
tel qu’il est conçu à l’heure actuelle et exclusivement
clérical, n’est pas l’instance adéquate pour rencontrer une
telle question8
(la commission instituée après le concile pour la question de la
contraception allait dans le bon sens, encore faut-il que ce travail
soit pris au sérieux !) : célibat des prêtres, accès
des femmes aux ministères, ministères sacramentels spécifiques,
mandats ministériels limités dans le temps, etc., ces questions
doivent être ouvertes.
Il y a lieu
d’étudier sérieusement la question du pouvoir dans l’Église,
pouvoir sacralisé et monopolisé (ou confisqué) par les clercs. La
question du pouvoir doit aussi être abordée lucidement à partir de
la problématique du genre : l’analyse du fonctionnement de la
société à partir des rôles sociaux s’applique aussi au
fonctionnement de l’Église : il ne suffit pas de dire que les
ministères ordonnés relèvent de l’ordre sacramentel,
institutionnellement ce sont aussi des rôles sociaux qui demandent à
être décodés. Dans mon livre sur le synode sur la famille et
Amoris laetitia, je suggérais de s’inspirer de l’Église
d’Angleterre où toutes les décisions importantes sont prises par
trois collèges : évêques, prêtres et laïcs, une majorité
dans les trois collèges étant nécessaire…
Il faut repenser
la signification et le statut des sacrements : service ou
pouvoir ? Repenser en particulier la signification des
ministères ordonnés. Institution divine et mise en œuvre de la
volonté du Christ ou initiative et décision créative de l’Église
au service de la vie des communautés chrétiennes ? Cette
question de la nature des sacrements se pose aussi suite à Amoris
laetitia et à la question de l’accueil eucharistique des
divorcés remariés civilement : quel statut ecclésial pour ce
remariage civil ? quelle signification et portée du mariage
sacramentel ?
Il est nécessaire
aussi de travailler les questions anthropologiques liées au corps et
à la sexualité et à l’équilibre affectif des personnes, la
reconnaissance de l’homosexualité comme orientation non choisie et
les conséquences d’une telle reconnaissance, les liens entre
sexualité et pouvoir…
Il n’y pas dans
l’Église contemporaine que le silence des responsables, il y a
aussi le silence imposé aux théologiens et indirectement aux
fidèles sur les questions doctrinales : il y a trop peu de
place pour le débat libre, pour la véritable recherche
théologique : le rôle joué par la Congrégation pour la
doctrine de la foi et soen pouvoir ont été
démesurés. Explicitement, le cardinal Müller, préfet de la
Congrégation et actuellement écarté, a déclaré que par sa
fonction il avait mandat de cadrer théologiquement le pape ! Et
il ne cesse de s’opposer publiquement, avec d’autres cardinaux,
aux ouvertures voulues par François. Le pape cherche clairement à
ouvrir l’espace d’une parole libre : il l’a dit
ouvertement en ouvrant le synode sur la famille ; il le redit
indirectement en appelant tous les membres de l’Eglise à
s’implique dans l’affrontement à la crise présente. On ne
sortira pas de la crise si tous n’ont pas la parole, et en
particulier ceux qui sont le plus concernés.
Tout ce travail
demande tout à la fois la prise en compte sérieuse de l’expérience
des croyants et du sensus fidei, l’étude critique des sources
bibliques et en particulier évangéliques et de la tradition de
l’Église, et l’ensemble des éclairages anthropologiques qu’ils
soient psychologiques ou philosophiques. Cela exige aussi un
véritable espace de débat libre et sans tabous.
Il est évident
que cela demandera du temps. Il est urgent de s’y mettre, avec
liberté, patience et persévérance.
*
Faut-il
désespérer de l’Église ? Certains se posent aujourd’hui
cette question. Certains, dégoutés ou découragés, y ont déjà
répondu en quittant l’Église La crise présente est sans doute la
plus grave depuis très longtemps. Le feu couvait, il s’est
embrasé, il n’est pas prêt de s’éteindre.
Comment, dans la
souffrance et la foi, puis-je vivre une telle situation ? Je
crois qu’en Jésus, Dieu a choisi de venir parmi nous en se faisant
homme, en se faisant humain avec toute la beauté, mais aussi les
faiblesses et les limites de l’humain. Au fondement de notre foi,
il y a la personne de Jésus, confessé comme Fils de Dieu, et son
message l’Évangile. La mémoire de Jésus et la parole de
l’Évangile n’auraient pu faire histoire et nous rejoindre
aujourd’hui si elles ne s’étaient instituées, si elles ne
s’étaient à leur manière incarnée dans une institution. Et
c’est par cette institution historique que j’ai reçu la foi. Une
institution humaine de part en part. Avec toutes les beautés et les
faiblesses et parfois les turpitudes de l’humain. Cela se révèle
brutalement aujourd’hui. Cette crise peut cependant être
bénéfique. Le pape François a libéré la parole, et cela crée
des divisions : le débat portant sur la fidélité à
l’Évangile et à la véritable tradition est difficile, mais il ne
peut qu’être fécond, ouvrant à davantage de vérité, vérité
humaine, vérité morale, vérité spirituelle. La mise au jour des
pratiques pédophiles et sexuelles déviantes et criminelles, la mise
au jour des maltraitances dont se sont rendus coupables prêtres à
tous les niveaux de la hiérarchie, et religieux et religieuses est
le fait non d’une initiative de l’Église elle-même, mais de
forces qui lui sont extérieures : plaintes des victimes,
journalistes, enquêtes publiques, parlementaires ou autres, puis
pouvoir judiciaire. Cela ressemble à un tsunami dont les vagues
dévastatrices atteignent progressivement d’autres rivages… Mais
ici encore cela doit être salutaire : plus de transparence,
plus de lucidité, plus de vérité. Et sans nul doute un appel à
une vie plus humaine et plus évangélique, à davantage de sens de
la responsabilité.
L’écoute des
victimes devient une priorité. Cette exigence d’écoute
accueillante et bienveillante répond à l’option préférentielle
pour les pauvres qui est au cœur de l’Évangile et qui est
reconnue officiellement comme un appel adressé à toute l’Église
depuis Jean-Paul II. Progressivement des pas importants sont
faits dans cette direction. Nous pouvons être sûrs qu’il y en
aura d’autres. Ici aussi la parole se libère, non seulement sur le
fait des déviations, mais sur ce qui, d’une manière ou d’une
autre, a contribué à ce que cela reste caché. Dans un autre
domaine, lié aussi à ce caractère humain de l’institution, des
malversations se révèlent dans la gestion des finances et de
l’argent. François a sérieusement commencé à mettre de l’ordre
dans les finances du Vatican. Mais des questions se posent aussi à
tous les niveaux de l’Église, des diocèses, aux communautés
religieuses et aux paroisses : trop de malversations… Ici
encore, le plus souvent les mises en cause viennent de l’extérieur.
Et cela aussi contribue à plus de propreté.
Notre Église a
déjà largement perdu, progressivement et depuis longtemps dans nos
pays, de son poids social et de sa superbe. De plus en plus, elle
devient une Église minoritaire et pauvre, pauvre en moyens, pauvres
en capacité d’influence. Ne lui reste alors qu’une seule force :
celui du témoignage évangélique inspiré par l’Esprit. Et c’est
cet Esprit qui nous donne de vivre dans la foi et l’espérance ce
temps présent, et qui nous appelle à nous soutenir les uns les
autres sur ce chemin, chemin de conversion.
Ignace Berten, septembre 2018
1
Voici la définition de l’omertà qu’en donne Wikipédia :
« L'omertà est un vocable sicilien propre au champ lexical de
la mafia. On le traduit généralement par loi du silence. La
loi du silence est la règle tacite, imposée par les mafieux dans
le cadre de leurs affaires criminelles, cela implique, entre autres,
la non-dénonciation de crimes et le faux-témoignage. »
2
En Australie, dans certains diocèses, c’est 15% des prêtres qui,
entre 1950 et 2010, ont été coupables d’actes pédophiles, et
dans l’Ordre des Frères hospitaliers de Saint-Jean, 40% des
membres sont mis en cause. Jusqu’à la création de la Commission
nationale d’enquête en 2013, dont le rapport a été publié en
décembre 2017, l’Église s’est tue.
3
Un rapport commandé par la Conférence épiscopale d’Allemagne en
2014 et qui devait lui être présenté le 25 septembre a été
communiqué à la presse le 12 septembre. Ce rapport met en cause
1.670 clercs ayant abusé 3.677 enfants ; selon ce rapport,
pendant des décennies l’Église a « détruit ou manipulé »
de nombreux documents relatifs à des suspects et « minimisé »
sciemment la gravité et l’ampleur des faits.
4
Voir à ce sujet : De l’emprise à la liberté. Dérives
sectaires au sein de l’Église, sous la direction de Vincent
Hanssens, Paris, Mols, 2017, 319 p.
5
De multiples questions sont évidemment à poser au sujet de la
pédophilie dans l’Église : pourquoi une telle ampleur,
pourquoi autant de prêtres impliqués, au moins dans certains pays,
actuellement Australie, Pennsylvanie et Allemagne en particulier ?
Pourquoi, là où c’est l plus massif, cela concerne-t-il
majoritairement des prêtres décédés ou des faits qui tombent
légalement sous la prescription ? Cela signifie-t-il qu’avant
ces quelques décennies documentées le phénomène était beaucoup
moins présent, ou parce qu’en raison du silence il n’y a plus
de témoins ? Cela signifie-t-il aussi que cette pratique
criminelle a réellement et fortement diminués dans la période
plus récente ? Il faut certainement tenir compte du fait que
la perception criminelle de la pédophilie est relativement récente
et qu’une certaine pédérastie (on ne parlait pas de pédophilie)
était plus ou moins acceptée ou tolérée dans la société. Mais
je n’ai pas compétence pour rencontrer ces questions.
6
Selon la Commission d’enquête en Australie, des abus ont été
commis dans presque tous les endroits où des enfants résidaient ou
participaient à des activités éducatives, récréatives,
sportives, religieuses ou culturelles.
7
Dans la suite, chaque fois que je parle des évêques, je parle
aussi des supérieurs religieux.
8
Au synode sur la famille, on a donné la parole à quelques couples
modèles, on n’a pas invité des personnes divorcées et
remariées, alors qu’on n’a cessé d’en parler tout au long du
synode ; il a été question des personnes homosexuelles, et
marginalement de l’union homosexuelle, question rapidement exclue
des débats, mais on n’a pas invité des personnes homosexuelles
ni a fortiori un couple homosexuel afin d’entendre leur expérience
humaine et croyante.
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